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'Histoire de la littérature romande': veillons au grain (de folie) !
Par une association d’idées que Freud mettrait sur le compte d’une libido frustrée et Jung sur celui d’un archétype biaisé, c’est au « J’ai fantaisie/de mettre dans notre vie/un petit grain de fantaisie/youpie, youpie » de Boby Lapointe – les poisons secrétant leurs contrepoisons –, que je pense à chaque fois que je plonge un nez intrépide dans les profondeurs insondables de l’’Histoire de la littérature en Suisse romande’ (Genève-Carouge : Zoé, 2015).
Ce qui est frappant dans cette histoire, et dans l’histoire de la littérature suisse de langue française en général, c’est la constance des conformismes universitaires, qui, sous divers avatars, restent toujours aussi vivaces. Est-ce dû à un territoire exigu, où un certain monde littéraire officiel et universitaire se partage le chiche gâteau des rares subventions et privilégie une littérature conforme et conformiste? À une tendance à la cérébralité héritée de générations de pasteurs multipliant les exégèses bibliques tout en travaillant les nuances et les envolées lyriques de leur sermon dominical? À ce même protestantisme calviniste qui fuirait toute frivolité et toute notion de simple plaisir littéraire, et qui ne valoriserait que les œuvres scrupuleusement élaborées et sombres, voire absconses, résultat d’années de sueurs et de souffrances laborieuses selon une certaine idée que tout ce qui est léger et drôle n’est pas sérieux et que tout doit être dû au mérite ? À un complexe d’infériorité qui fait qu’on irait systématiquement chercher midi à quatorze heures dans l’idée que ce qui est « compliqué » est forcément « valable » ? À un fonctionnement universitaire (et à des pressions budgétaires de la part de politiciens locaux qui veulent du concret, du tangible) qui oblige à produire à la pelle des mémoires, des thèses, des études, des articles formatés qui sont à la carrière universitaire ce que le classement ATP est au sport, une manière, dans le mercato intellectuel mondial, de faire monter les enchères pour les carrières professorales?
J’y repensais en lisant l’excellent chapitre de François Vallotton sur « La vie littéraire au cours de la seconde moitié du XIXe siècle : La ‘littérature de pasteurs’ et la critique littéraire » où l’on parle des démêlés d’Eugène Rambert qui se bat (vainement) contre la pudibonderie locale (p.428) :
« Rambert : ‘Je vous ai dit plusieurs fois qu’elle [la revue littéraire ‘La Bibliothèque universelle’] n’est pas à la hauteur du rôle littéraire qu’elle devrait jouer, qu’elle laisse passer des publications dont elle devrait s’occuper, qu’elle ne profite pas, sous ce rapport, des avantages de sa position.’ (Lettre d’Eugène Rambert à Tallichet, 5 juillet 1875). Cette opposition cache mal des divergences plus profondes, qui éclatent notamment lors d’un conflit provoqué par la publication de quelques textes de Gottfried Keller, traduits par Mme Rambert. Tallichet exige sans cesse des corrections destinées à atténuer des termes ou des expressions qu’il juge trop « physiques », comme « le nombril » ou « caresser la main » ; Rambert défend toujours le texte de Keller en prenant comme critère la justesse littéraire du vocable ou de la tournure incriminés. L’un subordonne la littérature à la pudibonderie protestante du public romand ; l’autre s’efforce de considérer les œuvres pour elles-mêmes, indépendamment des critères dictés par le moralisme ambiant : ‘Je n’y [dans une nouvelle de Keller] sais rien voir d’irréligieux, rien de réellement inconvenant, [...]; mais ce n’est pas toujours de la littérature de pensionnaire, et puis, je n’entends rien aux susceptibilités d’une certaine partie de notre public religieux ; c’est pour moi pis que de l’hébreu’. » (Lettre d’Eugène Rambert à Tallichet, fin 1871)
Un peu plus tard, c’est Pierre-André Rieben qui relève dans son chapitre ‘L’écrivain et l’école’ (p.552) que « l’École en tant qu’institution – de l’école primaire à l’université – a été placée sous le feu d’une critique parfois fort virulente de la part d’écrivains qui, souvent, ont fait des enseignants le paradigme d’un pédantisme austère, du refus de toute ouverture à la nouveauté. Ramuz par exemple, dans une lettre à Paul Budry, écrivait à propos des ‘Cahiers vaudois’ : « Il faut que ce soit contre-universitaire, contreintellectuel, c’est-à-dire vivant. »
Plus loin, encore, dans l’excellent chapitre sur Cingria par Maryke de Courten, elle note (p. 716) : « Cingria n’est pas un écrivain d’idées. C’est pourquoi il ne s’est jamais soucié de systématiser sa pensée. Est-ce pour la même raison qu’il a été ignoré par l’intelligentsia romande, pour qui le sérieux a longtemps été la valeur littéraire la plus sure ? On ne badine pas avec la littérature. Sur les rives du Léman, on ne mène pas le lecteur en bateau. »
Il me semble que c’est ce même conformisme universitaire qui fait qu’on consacre un chapitre de sept pages (p. 580-587) à ce lourdaud de Paul Budry, dont la prose jargonneuse, boursouflée, tarabiscotée, précieuse à la vaudoise, a terriblement vieilli, tant dans ses textes de critique d’art - sur Auberjonois : « (...) l’opulente niaiserie, la vertu héronnière, la méchanceté verrouillée, le verni, le plaqué, le fripé, le tordu, le pincé, l’enflé et le vidé, l’avatar et la tare se lisent de rigueur dans les clairvoyants diagnostics qu’il porte à la faune habillée. Mis bout à bout ils composent donc un instructif panorama de la Bourgeoisie calvinienne (...)» –, que dans ses textes plus « littéraires », dans ’Le Hardi chez les Vaudois’ par exemple: « Puis rentrèrent les regains, cette année plus fins que l’édredon, plus parfumés qu’une chasuble, qui remuaient le cœur quand vous traversiez les chesaux, les choux, les abondances, les pommes cueillies au rose, dont on n’avait jamais vu tel tremblement. La ville se gonflait de richesses en boustifaille. Et la campagne dégarnie se montrait alentour plus pâle comme une tête tondue » ou encore dans ‘Trois hommes dans une Talbot’ : « C’est un vallon bien étuvé, raide, plein d’herbe grandelette et d’arbustes ensauvageonnés, où le ruisseau cabriole, chicané par des ruines d’écluses, des bouts de bief et des levées » (on croirait entendre Gilles : « On a un bien jôli canton/Des veaux, des vaches et des cochons »).
En revanche, l’extraordinaire Henri Roorda, un de nos plus grands écrivains, à la hauteur d’un Marcel Aymé, d’un Vialatte, d’un Alphonse Allais, fait l’objet d’une vague notice où il est traité comme un simple pédagogue.
De même, comparé au trois lignes distraites consacrées à Roorda, on a droit à un très long chapitre de onze pages (p. 878-889) sur la poétesse Anne Perrier (« Autour de moi les grandes fleurs/Muselées du jour/Mon cœur comme la mer/Se retire/Est-ce midi/Minuit?/L’heure pleine de feuilles mortes/Plie » (‘Lettres perdues’) dues à la plume de Mme Doris Jakubec, directrice retraitée du Centre de recherches sur les Lettres romandes, dont on connait la passion pour l’art floral - une façon, peut-être, de la remercier pour ses trente ans d’apostolat à la cause littéraire romande.
En revanche, dans cette ‘Histoire de la littérature en Suisse romande’ on est sûr de ne pas y trouver de longues tartines sur les livres et les documents écrits en tant que témoignages sociaux, pourtant souvent plus vivants, plus passionnants, plus drôles, à bien des égards, que la littérature officielle, parce qu’ils évoquent concrètement et humainement une réalité suisse bien différente de l’idéologie historique – je pense, par exemple, à ‘Thérèse bonne à tout faire’ (1962) de Jeanne Patthey et au magnifique ‘Pipes de terre et pipes de porcelaine: souvenirs d'une femme de chambre en Suisse romande’ (1978) de Madeleine Lamouille (juste mentionné dans le chapitre sur les éditions Zoé, alors que c'est un best-seller, plus de vingt-cinq mille exemplaires vendus).
Les livres poignants d’Isabelle Guisan sur la réalité quotidienne des EMS sont aussi complètement absents de cette ‘Histoire’, et ne parlons pas de ses chroniques hilarantes sur la vie en chemin de fer, publiées d’abord dans Le Temps puis réunies sous le titre : Train de vie.
De même, Ariane Ferrier, ses chroniques primesautières et son style facétieux (excellemment travaillé) est persona non grata dans cet ouvrage, même en ayant écrit, dans sa chronique de La Liberté : « (...) mes profs de français. Je les ai tous aimés. Tous. Ils m’ont tous encouragée. Tous. Par exemple vous, Madame Garçon, vous m’aviez dit lorsque j’avais quinze ans: «Ne t’en fais pas, tu réussiras dans la vie parce que tu es intelligente et paresseuse. C’est une bonne conjonction: tu iras droit au but.» Je vous remercie humblement, et je voulais dire que vous aviez raison, en tout cas pour la paresse et la réussite. »
On n’y trouve pas non plus mon cher ami Benjamin Dolingher, le Tatar roumain, auteur d’une dizaine de livres, la plupart publiés chez L’Âge d’Homme, souvent des contes absurdes qui sont autant de réflexions amusées sur les incohérences humaines, comme ‘L’Histoire du porc non enchanté’ : « L’empereur, ignorant qu’il s’agissait d’un mâle de bas étalage, se montra si fort satisfait qu’il maria sa fille, sans autre forme de procès, au bruyant et charnu mammifère. Et il pensait : « Quel gendre idéal, il va entreprendre plein d’affaires louches, faire d’interminables guerres, lever de nouveaux impôts, inventer des lois scélérates et rédiger des traités bidons – on peut s’y fier, on voit que c’est un être entier, solide, qui a le sens des réalités et les pieds sur terre ».
Et ne parlons même pas des magnifiques poèmes minimalistes et moralistes de Miguel Moura, qui circulent de temps en temps sur Facebook, si compacts, si exquis, si raffinés, dont les caractères, la ponctuation et la disposition sur la page expriment d’extraordinaires ambivalences (« ... éclot la voix intérieure de l’écrit – l’intime voix protégée du silence – pas de livres ni de tablettes – j'entends - les histoires coulent de leur source », 21 avril 2015).
En paraphrasant je ne sais plus qui (François Mauriac ? Le Général de Gaulle ? André Malraux ?) on se dit que décidément, en Suisse, on a le respect de l’ennui.
Mais courage, les enfants !
Ne perdons pas espoir !
Ne baissons pas les bras !
Comme l’a écrit fièrement Yvette Jaggi, une des anciennes syndiques de Lausanne, ‘Ce n’est pas le moment de mollir’ (Genève-Carouge : Zoé, 1991) : réunissons nos fantaisies respectives et disparates et luttons contre la grisaille universitaire ou autre au corps à corps, jour après jour.
Le conformisme ne passera pas – en tout cas pas par nous.
Ce texte a paru à l'origine sur le blog de Sergio Belluz.
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